42.
Autant la montée vers le col était rude, autant la descente vers la Vallée des Rois était aisée. Le maître d’œuvre marchait en tête, suivi par un Paneb fou de joie de pénétrer dans « la grande prairie où ceux qui avaient commis des fautes ne pouvaient pas entrer ». Et c’était l’un des motifs d’inquiétude de Néfer le Silencieux : si l’un des membres de son équipe avait effectivement tenté de jeter sur elle le mauvais œil, il allait introduire un être malfaisant dans ce lieu sacré. Mais il ne disposait ni d’une certitude ni d’un moyen fiable d’identifier l’éventuel coupable, et il lui fallait avancer en portant ce poids supplémentaire sur ses épaules.
— La violence de la lumière fait jaillir un feu des pierres... Suis-je le seul à le voir ? demanda Paneb au maître d’œuvre.
— Nous le ressentons tous, à des degrés divers, et nous savons qu’il nous détruira si nous ne sommes pas dignes de l’œuvre à accomplir. Puisse la cime d’Occident nous protéger.
— Vas-tu céder, toi aussi, à la morosité ambiante ?
— Rassure-toi, Paneb, j’ai trop à faire.
— Ce n’est pas l’ampleur de la tâche que tu redoutes, n’est-ce pas ?
— Au contraire, elle m’exalte... Mais un traître se dissimule peut-être parmi nous avec l’intention de nous faire échouer.
— Tu y crois vraiment ?
— Je n’ai pas encore écarté cette hypothèse.
— Si un tel monstre existe, il appliquera une stratégie simple mais efficace : s’en prendre à toi. Sans capitaine, l’équipage serait désemparé. Mais ce serpent a oublié ma présence. Moi vivant, il ne t’arrivera rien.
— Je voudrais te dire...
— N’oublie pas qu’on te surnomme le Silencieux.
L’entrée de la Vallée des Rois était un passage assez étroit aménagé dans la roche et gardé en permanence par des policiers du chef Sobek qui s’était rendu sur les lieux pour accueillir l’équipe. Le Nubien salua le scribe de la Tombe et le maître d’œuvre, puis il identifia chacun des artisans.
— Aucun incident à signaler ? demanda Kenhir.
— Aucun. Tout mon effectif est en état d’alerte, aucun intrus ne pourra s’aventurer dans les parages sans être immédiatement repéré.
— Il me faut tes deux meilleurs hommes pour garder l’atelier et le chantier.
— Penbou et Tousa... Leurs états de service sont excellents, et personne ne les prendra par surprise.
Les deux Nubiens se présentèrent au scribe de la Tombe ; ils avaient un regard franc et respiraient la santé.
— Allez-y, ordonna le maître d’œuvre.
Un à un, les artisans franchirent le passage qui séparait « la grande prairie » du reste du monde. Ici, le règne de la lumière et du minéral était absolu ; ici, l’éphémère cédait la place à l’éternel. Les falaises verticales façonnaient un silence d’au-delà nourri par le bleu du ciel.
— Toi, Penbou, décréta le scribe de la Tombe, tu garderas le dépôt de matériel. Seuls le maître d’œuvre et moi-même en possédons la clé, et c’est nous qui procéderons à la distribution des outils. S’il en manquait, ne fût-ce qu’un seul, tu serais considéré comme responsable.
Kenhir ouvrit la porte du dépôt et vérifia le nombre de pics, de ciseaux, de pains de couleur et de mèches de lampe. Il correspondait exactement à l’inventaire qu’il avait lui-même établi lors de son dernier séjour dans la Vallée. Méfiant, il recompta et vérifia le bon état des pics et des ciseaux. Avec ceux qu’avait apportés l’équipe de droite, la quantité était suffisante pour entamer les travaux.
La répartition de l’outillage fut effectuée en silence, et Kenhir nota sur une tablette de bois le type de matériel remis à chaque artisan qui, le soir venu, devrait le restituer. Aucun vol ne serait possible, et les outils endommagés seraient rapportés au village pour y être réparés.
— Toi, Tousa, ordonna le scribe de la Tombe au policier nubien, tu garderas le chantier dès que nous le quitterons et jusqu’à notre retour. Si, par extraordinaire, quelqu’un avait réussi à franchir tous les barrages et à déjouer le système de sécurité mis en place par Sobek, frappe cet intrus sans sommation, quel qu’il soit. Et j’insiste sur ce point : quel qu’il soit.
À côté de la porte du dépôt de matériel, le chef sculpteur Ouserhat le Lion déposa une stèle sur laquelle avaient été gravées sept oreilles qui permettraient aux policiers d’entendre le moindre bruit suspect.
Guidée par Néfer le Silencieux, l’équipe de droite se dirigea vers l’emplacement choisi pour creuser la demeure d’éternité du pharaon Mérenptah, à l’ouest de la tombe de Ramsès le Grand.
Féned le Nez et Ipouy l’Examinateur scrutèrent longuement la roche.
— Ce ne sera pas facile, estima Ipouy. On ne pourrait pas attaquer un peu plus loin ?
— La décision de Pharaon et la mienne sont définitives, annonça Néfer.
— On fera avec... Mais il faudra autant de précision que de force. La roche est capricieuse, à cet endroit, et elle nous tendra des pièges.
Féned le Nez posa la main sur une excroissance de la pierre.
— Le premier coup de pic doit être porté ici. Sa résonance modifiera la résistance de la paroi, et nous suivrons plus aisément ses lignes de fracture.
Le scribe de la Tombe remit au maître d’œuvre un pic en or et en argent qui, depuis la création de la Vallée des Rois, servait à donner l’impulsion rituelle. Néfer le brandit et enfonça la pointe de quelques millimètres à l’endroit indiqué par Féned. Puis, avec un burin d’argent, il élargit le trou.
La roche émit un son étrange, semblable à un chant à la fois plaintif et rempli d’espoir.
Féned sourit, une fois de plus, il avait eu le nez.
Maniant un pic de pierre dure, Nakht le Puissant porta la première attaque véritable. Seul de tous ses collègues, Paneb se montra aussi efficace que lui. Vexé, Nakht cogna plus fort, mais l’Ardent n’eut aucune peine à l’égaler. La compétition dura un long moment, et ce fut Nakht qui se fatigua le premier.
— Vous deux, repos, ordonna le maître d’œuvre. Les autres, utilisez les pics légers.
D’un poids de un à trois kilos, ces outils possédaient un noyau de bronze dans une enveloppe de cuivre qui amortissait les chocs et empêchait le métal de se fracturer.
Et les journées de travail se succédèrent, exaltantes ; les tailleurs de pierre employèrent de lourdes raclettes au manche de bois et des ciseaux de cuivre pour détacher la roche par petits éclats. Apparurent peu à peu les strates blanches de calcaire superposées que striaient des couches de silex plus sombres, et cette vision réjouit Néfer : la roche était de bonne qualité et serait un excellent support pour la sculpture et la peinture.
À gauche de l’entrée de la tombe, Kenhir s’était fait creuser une niche avec une inscription dépourvue d’ambiguïté : « Siège du scribe Kenhir ». Assis à l’ombre, il pouvait ainsi observer la marche des travaux.
— À l’exception de Ched le Sauveur, dit-il à Néfer, tous les membres de l’équipe déploient une belle ardeur ; l’entrée monumentale prend forme, et tu ne tarderas plus à attaquer le début de la descenderie.
— J’exclus toute précipitation, annonça Néfer, pour que la roche ne soit pas blessée. Nous perdrons sans doute du temps, mais nous éviterons de graves erreurs. Et Ched n’est pas inactif : il prépare le futur décor de la tombe et réalise de nombreuses esquisses.
— Il a toujours procédé de la sorte... Et lorsqu’il se présente face à la paroi, il n’a aucune hésitation. Mais quel drôle de caractère !
— Ched n’accomplit-il pas sa tâche sans faillir ?
— Certes, certes... Mais c’est un original, et je n’apprécie pas son comportement.
— Auriez-vous quelque chose de précis à lui reprocher ?
— Non... pas encore.
— Autrement dit, vous le soupçonnez de pouvoir nuire à la confrérie.
— Ce n’est qu’une impression bien vague... Peut-être n’aurais-je pas dû t’en parler.
— Au contraire, ne me cachez rien. Même si ce que je dois apprendre me déchire le cœur, cela vaudra mieux que l’ignorance.
— Entendu, Néfer... Mais il faut sans doute te préparer à de cruelles désillusions. Les hommes, même ceux de la Place de Vérité, ne sont pas forcément à la hauteur de ce que tu en attends.
— Si l’œuvre s’accomplit, quelle importance ?
— Et si elle ne s’accomplissait pas ?
— Vous pensez donc que je vais échouer.
— Honnêtement, je l’ignore... Mais j’ai fait de mauvais rêves et je redoute une issue tragique à ce chantier, quelles que soient tes compétences. Et l’agression du mauvais œil confirme mes craintes.
— La femme sage ne l’a-t-elle pas annihilé ?
— J’aimerais bien le croire.
— Restez sceptique, méfiant et pessimiste, Kenhir : ainsi, je n’aurai pas de meilleur allié.
Le scribe de la Tombe marmonna quelques mots incompréhensibles en se calant dans son siège de pierre. Grâce à sa vigilance, aucun outil n’avait disparu et les affûtages avaient été effectués sans le moindre retard.
Son seul espoir, c’était Néfer le Silencieux : comment ne pas admirer sa rigueur et sa patience qui se doublaient de la poigne d’un véritable chef ?
Le percement de la roche avançait au rythme qu’il avait décidé, et il examinait chaque pouce de la roche comme si son existence en dépendait. Les artisans étaient sensibles à son calme et, sachant qu’il n’admettrait aucun laisser-aller, ils donnaient le meilleur d’eux-mêmes.
D’un mot, d’un geste, Néfer résolvait une difficulté ou évitait un impair. Les tailleurs de pierre constataient que leur maître d’œuvre avait le sens de cette roche parfois si capricieuse, qu’il percevait ses respirations et savait la soumettre à son plan sans l’humilier.
Plus de cinq mètres avaient été creusés. C’était au tour de Paneb et d’Ounesh le Chacal de ramasser les débris pour en remplir des sacs de cuir qu’ils chargeaient sur leurs épaules ou sur des traîneaux montés sur patins de bois et halés par des câbles, tandis que Karo le Bourru et Nakht le Puissant maniaient le pic.
Emporté par son élan, Nakht faillit perdre l’équilibre, et la pointe de son outil frôla la tempe du Bourru.
— Tu aurais pu me tuer, imbécile !
Furieux, le Bourru menaça le Puissant avec son pic. Paneb plongea dans ses jambes pour l’empêcher de commettre l’irrémédiable, tandis que Néfer plaquait Nakht contre la paroi.
— Oserais-tu porter la main sur ton maître d’œuvre ?
Nakht se calma, Paneb permit à Karo de se relever.
— Réconciliez-vous immédiatement, ordonna Néfer. L’incident est clos et il ne se reproduira pas.